La souveraineté numérique, grande absente de la campagne pour les Européennes en France

  • 30 mai 2024
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[Tribune de Stéfane Fermigier du 30 mai 2024]

La souveraineté numérique, que nous définirons comme une autonomie stratégique pour les États, les entreprises et les citoyens dans le domaine du numérique (logiciels, données, matériels, infrastructure…), est une condition préalable essentielle à la stratégie de l’Europe vers une économie numérique plus indépendante et innovante, à la numérisation efficace et autodéterminée de ses administrations et à la résilience de nos sociétés. Le logiciel libre, aussi appelé open source, est un élément essentiel pour atteindre la souveraineté numérique en construisant un écosystème numérique résilient, innovant et souverain.

Le contexte géopolitique de l’innovation technologique, marqué notamment par une dépendance croissante de nos sociétés européennes vis-à-vis d’acteurs non européens (principalement américains, mais aussi asiatiques) dans le domaine du numérique, devrait être un sujet de réflexion et d’engagement politique, en particulier dans le cadre de la campagne actuelle pour les élections européennes. Cependant, comme nous allons le démontrer plus loin, ce sujet demeure, au mieux, marginal.

Un peu de contexte

Le logiciel libre (ou open source), se réfère à des logiciels dont les créateurs ont rendu le code source accessible, et permettent à chacun de les modifier, de les améliorer et de les redistribuer. Ce principe encourage une innovation ouverte et partagée, contrastant avec les modèles propriétaires où le code est gardé secret et les modifications sont interdites ou restreintes.

L’open source représente donc un vecteur de transparence, de sécurité, et de coopération entre individus et nations, en accord avec les valeurs de démocratie et de collaboration prônées par l’Europe.

Au niveau des organisations, les logiciels libres préviennent les effets de verrouillage, tandis qu’au niveau individuel, ils facilitent l’accès à l’information ainsi que la possibilité de réutiliser et d’adapter les logiciels, favorisant ainsi l’autodétermination. Ils permettent de préserver la maîtrise, la pérennité et l’indépendance des systèmes d’information, ce qui a contribué le législateur français à demander que les administrations publiques en “encouragent” l’usage (Loi République numérique, 2016).

Avec 10% du marché des logiciels et services informatiques en France (soient plus de 6 milliards d’euros de CA annuel), et un impact similaire à l’échelle européenne, le poids économique du logiciel libre est non négligeable. Ce secteur favorise la création d’emplois, soutient les petites et moyennes entreprises (PME) et contribue à l’équilibre économique régional. Il est donc stratégique de soutenir ce domaine pour ne pas dépendre uniquement des géants technologiques non-européens.

L’Union européenne a déjà pris des mesures pour intégrer le logiciel libre dans ses politiques numériques. Avec les Stratégies Open Source de la Commission européenne pour les périodes 2014-2017 et 2020-2023, des fondations ont été posées pour accélérer l’adoption de solutions open source au sein des services informatiques de la Commission, avec comme objectifs affichés d’augmenter la transparence, d’améliorer la sécurité des systèmes informatiques et de stimuler l’innovation dans les services publics.

Un nouveau cycle commence

Il est cependant essentiel de renouveler et d’élargir ces engagements pour le prochain cycle stratégique, couvrant la période de 2024 à 2027, afin d’améliorer significativement notre progression collective vers une Europe numériquement souveraine. À cette fin, il est crucial de développer une véritable politique industrielle européenne en soutien à l’écosystème du logiciel libre.

Parmi les objectifs que la Commission devrait adopter pour sa stratéige, on peut lister les suivants :

  • Renforcer la souveraineté numérique européenne.
  • Renforcer les écosystèmes d’innovation ouverte.
  • Promouvoir des technologies numériques éthiques et durables.
  • Développer les données ouvertes et l’interopérabilité.
  • Développer les compétences et la culture numériques.
  • Mener une collaboration mondiale sur les normes ouvertes.
  • Participer à la promotion de la sécurité des logiciels libres.
  • Promouvoir l’innovation dans le secteur public par le biais des logiciels libres.

Les partis français aux abonnés absents

Le renouvellement du Parlement européen en juin prochain, et dans la foulée de la Commission, vont faire bouger les lignes politiques. Il apparaissait dont intéressant de questionner les différents partis candidats aux européennes sur leur vision et leurs intentions sur ces sujets.

Le CNLL, qui représente la filière française des entreprises du logiciel libre, a élaboré et diffusé un questionnaire auprès des principales listes. A ce jour, seuls deux partis, Volt France et le Parti Pirate, y ont répondu. Aucun des grands partis sollicités, à de multiples reprises et par différents canaux, n’a donné suite.

Cette absence de réponse des “grands” partis français est la marque soit d’un désintérêt, soit d’une absence d’expertise sur ces sujets cruciaux.

Les réponses de Volt et du Parti Pirate

Dans leurs réponses, Volt France et le Parti Pirate reconnaissent l’importance cruciale de la souveraineté numérique et des logiciels libres, avec des cependant des priorités et des méthodologies différents.

Le Parti Pirate, fidèle à son engagement historique pour l’idéologie du logiciel libre, a adopté le slogan “argent public, code public”, qui affirme que tous les logiciels financés par des ressources publiques doivent être libres et ouverts. Cette position s’inscrit dans une vision plus large visant à transformer radicalement l’administration publique en intégrant le logiciel libre pour renforcer l’indépendance, la transparence et réduire les coûts.

Volt France, de son côté, reconnaît également le rôle stratégique du logiciel libre dans la quête de souveraineté numérique, mais adopte une approche qui inclut la création d’une infrastructure numérique européenne autonome. Ses représentants envisagent des mesures législatives et des financements spécifiques pour soutenir le logiciel libre, y compris un Small Business Act européen qui garantirait un soutien aux PME, notamment celles offrant des solutions de cloud et de logiciels libres. Cette initiative vise à favoriser la compétitivité et à réduire la dépendance vis-à-vis des géants technologiques non européens.

En comparaison, le Parti Pirate se concentre davantage sur les aspects éthiques et communautaires de la technologie, cherchant à démocratiser l’accès au logiciel libre et à en faire un incontournable dans toute l’administration publique. Volt, pour sa part, aligne ses initiatives sur les objectifs stratégiques plus larges de l’Union européenne, visant à positionner le continent comme un acteur compétitif et indépendant sur la scène numérique mondiale. Les deux partis promeuvent par ailleurs une intégration approfondie du logiciel libre dans les systèmes éducatifs pour sensibiliser et éduquer la prochaine génération sur les avantages de l’open source.

Des propositions concrètes et applicables

Sur la base des réponses de Volt France et du Parti Pirate, mais aussi des réponses des principaux partis allemands à un questionnaire similaire à celui du CNLL, nous pouvons mettre sur la table la série de propositions qui suit, afin de relancer les débats sur la souveraineté numérique et le soutien à l’écosystème du logiciel libre en France et en Europe.

Commençons par observer qu’aucune de ces propositions ne tranche par sa radicalité. Pour ne donner qu’un exemple, la préférence pour le logiciel libre dans la commande publique est déjà inscrite dans la loi en Italie depuis 2012 et en France, pour le secteur plus restreint de l’enseignement supérieur, depuis 2013. La France se distingue par ailleurs par la notion d’ “encouragement” à l’utilisation du logiciel libre par l’administration, ainsi que l’obligation de “préserver la maîtrise, la pérennité et l’indépendance de [ses] systèmes d’information”, inscrites dans la loi République Numérique de 2016. D’autres propositions sont directement inspirées de rapports parlementaires, comme celui du député Philippe Latombe sur la souveraineté numérique.

Renforcer la souveraineté numérique, avec :

  • L’obligation d’utiliser des logiciels open source dans les projets du secteur public en adoptant le principe “argent public, code public”.
  • La mise en place d’un écosystème européen robuste de développeurs et d’entreprises OSS, soutenu par des subventions conséquentes et des aides à l’innovation.
  • L’encouragement de programmes éducatifs axés sur le développement OSS et les enjeux de la souveraineté numérique à tous les niveaux d’éducation.
  • Le renforcement des lois sur la protection des données pour améliorer la souveraineté sur les données personnelles et publiques traitées par les solutions logicielles.

Intégrer les logiciels open source dans toute l’administration européenne, en :

  • Révisant les lois sur les marchés publics pour prioriser les solutions open source, sauf cas bien documenté nécessitant une alternative propriétaire.
  • Mettant en œuvre une politique ‘Open Source First’ à l’échelle de l’UE, assurant que tous les nouveaux projets numériques financés par l’UE débutent par une évaluation des options open source.
  • Renouvelant et élargissant la stratégie numérique de l’UE pour inclure un soutien spécifique aux projets open source, y compris des directives pour leur adoption et leur maintenance.
  • Financant la transition des systèmes propriétaires vers des alternatives open source, avec un soutien à la formation des employés des administrations publiques pour mettre en oeuvre et utiliser ces systèmes.

Allouer au moins 10 % du budget numérique de l’UE au soutien direct des projets open source, incluant :

  • Des subventions de recherche et développement spécifiquement pour les technologies open source.
  • La création d’un fonds de développement open source permanent de l’UE pour assurer l’amélioration continue et la sécurité des OSS.
  • Des exigences de métriques et de transparence pour suivre et rapporter publiquement les progrès et l’impact des projets financés.

Soutenir les PME européennes dans le secteur de l’open source, par:

  • Des allégements fiscaux ciblés et des subventions pour les PME développant des logiciels open source.
  • La facilitation de l’accès aux programmes de recherche financés par l’UE tels qu’Horizon Europe, avec des processus de candidature simplifiés pour les projets open source.
  • Le développement d’un réseau de hubs d’innovation open source à travers l’Europe pour fournir un soutien technique, des conseils commerciaux et des fonds de démarrage aux start-up dans le secteur open source.

Promouvoir les standards ouverts et l’interopérabilité dans l’UE:

  • Adopter des standards ouverts à l’échelle de l’UE qui garantissent l’interopérabilité à travers différentes technologies et secteurs.
  • Créer des incitations pour les entreprises à adopter ces standards par le biais de subventions et de programmes de reconnaissance.
  • Légiférer pour mandater les standards ouverts dans tous les projets numériques gouvernementaux et du secteur public pour promouvoir un marché compétitif et réduire le verrouillage par des fournisseurs.

S’appuyer sur l’open source pour répondre à la pénurie de compétences et promouvoir la compréhension des technologies ouvertes:

  • Intégrer le logiciel libre dans les programmes éducatifs à tous les niveaux, à la fois comme outil privilégié et comme objet d’étude.
  • Lancer une campagne au niveau de l’Union pour sensibiliser aux avantages des technologies open source, notamment en termes de transparence, de sécurité et d’avantages économiques.
  • Établir des programmes de formation continue et de reconversion centrés sur les compétences open source pour les professionnels du numérique actuels et les nouveaux entrants sur le marché du travail.

Impliquer des communautés open source dans les processus législatifs et réglementaires européens

  • Créer un conseil consultatif européen sur l’open source comprenant des représentants des communautés open source, du monde universitaire, de l’industrie et des exécutifs.
  • Assurer que ce conseil joue un rôle permanent dans l’élaboration des politiques numériques, offrant un lieu de dialogue continu.
  • Mettre en place des mécanismes de co-construction des textes législatifs et réglementaires avec la communauté open source, en tenant compte de ses caractéristiques propres.

Conclusion

La souveraineté numérique, bien que cruciale pour l’autonomie stratégique de l’Europe, est négligée dans la campagne actuelle pour les élections européennes en France. Seuls Volt France et le Parti Pirate ont réellement abordé ce sujet, et ont mis en avant l’importance des logiciels libres et de l’open source comme pilier de cette souveraineté. Leurs propositions, bien que différentes dans leur portée et leurs détails, convergent vers un renforcement de l’utilisation du logiciel libre dans les administrations publiques, l’éducation et le secteur privé pour garantir une Europe plus autonome et moins dépendante des géants technologiques extra-européens.

Il est essentiel que d’autres partis, et le gouvernement français, prennent également position sur ces enjeux pour enrichir le débat et proposer une politique numérique européenne cohérente et dynamique. Les mesures proposées, telles que l’adoption généralisée de standards ouverts, le soutien financier accru aux PME du secteur de l’open source, et la formation axée sur les technologies libres, sont fondamentales pour construire un écosystème numérique robuste et ouvert. Cela implique une volonté politique affirmée et une collaboration étroite entre tous les acteurs de l’écosystème numérique européen ouvert.